19 - Impossible

Quand l’amour nous fait faire un truc qu’on croyait impossible…

Je suis assise à terrasse d’un café. Je déjeune avec un inconnu. Cet étranger m’a pourtant élevée. Il a fabriqué de beaux panneaux en carton avec les lettres de l’alphabet pour m’apprendre à écrire. Il m’a apporté un verre d’eau chaque soir avant de m’endormir. Il m’a encouragée et il m’a applaudie lors de mes compet` de gym. Il m’a emmenée à l’école et il a pris soin de mon léopard en peluche que je laissais dans sa voiture chaque matin. Il a confectionné des biscuits libanais à la pistache pour mon gouter. Il m’a montré comment on fait pour bouger les oreilles. Il s’est cassé la clavicule en se jetant à l’eau pour m’éviter la noyade. Il a passé des heures assis à côté de moi pour m’aider à résoudre des problèmes de géométrie… Mon père a fait tout ça pour moi et pourtant j’ai l’impression qu’on n’se connait pas. Le truc le plus difficile de toute ma vie : lui parler. Je m’en sens incapable. Lui dire ce qui compte pour moi. Je voudrais tellement qu’il l’entende, et pour ça il faut que je fasse sortir les mots de ma propre bouche. Inconcevable. Je suis paralysée. Pourtant, ce jour-là, c’est décidé. Pas question d’esquiver. Et pour ne pas pouvoir fuir, j’ai tout prévu. Nous sommes assis face à face sur la terrasse du café LU. C’est sa pause déjeuner. J’ai une heure devant moi. Ma stratégie ? Lui prêter mon livre fétiche. J’y ai glissé un papier entre la couverture et la première page. Sur le papier, j’ai écrit « Je veux te dire quelque chose. » Je sais qu’il va ouvrir le livre pour le feuilleter. Ça fait des années que je me dis que parler à mon père est absolument inenvisageable. Pourtant, cette phrase résonne dans ma tête. « Tu vas parler à ton père. » C’est un ami qui a prononcé ces mots quelques semaines auparavant. Il croit en moi plus que je ne crois en moi-même. Et pour l’impressionner, je m’apprête à faire ce truc de ouf.

J’ai rencontré Constant quand j’étais étudiante. Thelma et moi avions décidé d’aller au cinéma pour voir un film dont j’ai complètement oublié le nom et l’histoire. En revanche, je me souviens exactement de ma tenue. J’étais habillée comme pour un bal de promo. Je portais ma longue robe noire avec des fleurs vertes qui descendait jusqu’au pieds. C’était le début de l’été. Il faisait bon dehors. La nuit tombait. Thelma m’a regardée. Je l’ai regardée. « On sort ? » « Maintenant qu’on est là on va quand même pas déjà rentrer. La question c’était : où ? Une fête organisée par les étudiants en médecine devait justement avoir lieu le soir même. Les carabins qui avaient bien trimé toute l’année sortaient décompresser, et ça promettait d’être grandiose. On a mis trois plombes à trouver où se tenait la fameuse soirée. On a erré dans les rues de Nantes pendant au moins une heure, à la recherche de l’adresse mystérieuse. Après avoir demandé à plusieurs groupes de jeunes qui semblaient eux aussi se rendre à une fête, on a enfin obtenu la précieuse information. Nous nous sommes donc dirigées vers cet endroit tant désiré. Trente minutes plus tard, nous entrions dans le lieu secret. Au milieu de la foule d’étudiantes en médecine qui se déhanchaient sur la piste de danse, je l’ai vu : Il ressemblait à un empereur romain. Visage symétrique, peau légèrement bronzée, nez aquilin, cheveux châtains, yeux en amande, couleur noisette, bouche fine. On s’est regardé. On a dansé. On s’est parlé. Il achevait sa 2ème ou 3ème année de médecine. Allez savoir pourquoi j’ai une très haute considération pour les personnes qui font des études scientifiques longues et qui vont certainement finir ingénieurs en génie civil, chercheurs mathématiciens ou médecins. Lui, il voulait devenir médecin légiste. Plus difficile tu meurs. Mon admiration était à son comble. Cerise sur le gâteau, il pratiquait la gymnastique, mon sport préféré. Il m’a demandé mon numéro. À l’époque, j’étais avec Jude. J’ai dit que j’avais un copain. Il a quand même pris mon numéro et une semaine plus tard, j’étais invitée à un barbecue dans la maison de ses parents avec Thelma et mon mec, Jude. Un chic type ce Constant. A la fin de l’été, il a déménagé dans le centre-ville, à quelques pas de chez moi. On se voyait régulièrement. Peu à peu, j’ai appris à le connaître, on est devenus amis. Plus je passais du temps avec lui et plus j’aimais être en sa présence. Jude était au courant, je lui parlais souvent de Constant. Le seul truc que Jude ignorait, c’est que j’avais des sentiments pour Constant. A chaque fois qu’on se faisait la bise, mon cœur s’emballait et mes pensées se perdaient dans cette envie folle de l’embrasser. J’ai rêvé de ce scénario des centaines de fois. Y’a tellement de choses que j’ai cachées à Jude et qu’il saura sans doute jamais. Oui, j’ai menti. Par omission. Détrompez-vous, je n’ai pas cessé d’aimer Jude quand je suis tombée amoureuse de Constant. Au début, ça m’a perturbée. Je savais pas ce qui m’arrivais, je me disais que j’étais chelou. Puis j’ai accepté: J’aimais Jude et Constant. Je voulais pas blesser Jude, alors j’ai rien dit à personne. Sauf à Thelma bien sûr, ma grande confidente. Une fois, j’ai craint que la vérité ne soit révélée au grand jour. Constant était passé chez moi en coup de vent quand Thelma se relaxait justement sur mon canapé. Ils avaient entamé une discussion sur les secrets. Comme par hasard, Constant avait déclaré : « Heureusement qu’on ne peut pas savoir de quoi les gens rêvent. » et Thelma de répondre « N’est-ce pas ? » en me lançant un regard tellement insistant que je ne sais pas par quel miracle Constant ne s’était pas retourné vers moi et n’avait donc pas vu mon visage écarlate. Il n’était pas resté longtemps, en tout cas, pas suffisamment pour que j’en oublie mon envie de me jeter sur Thelma pour l’étouffer avec un cousin. Ce que je fis aussitôt que la porte se referma derrière lui évidemment. Je n’ai jamais avoué à Constant que je l’aimais. Mais il a dû s’en douter le jour où je lui ai annoncé que, grâce à lui, j’avais accompli cette mission impossible: Parler à mon père.

 

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